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Cheignieu-la-Balme, le blog d'un Cheignieulat de coeur.

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Promouvoir le village de Cheignieu-la-Balme, la région du Bugey et le département de l'Ain. Je dédie ce site à mon épouse Sandrine et à mes enfants Alexis et Romain.


Le patois bugiste

Publié par cheignieulat avant tout sur 12 Mai 2012, 18:03pm

Catégories : #Cheignieu la balme

 

 

 Le patois bugiste

 

 

Dans le courant du Moyen-Age, on divisait les différentes langues "issues du latin" en trois branches : la langue d’oc, la langue d’oïl, et les langues de si, de la manière dont les habitants avaient l’habitude de dire oui. Soit, au sud de la Loire, entre la Loire et les Pyrénées (oc), soit au nord de la Loire (oïl), et en Espagne, en Portugal et en Italie (si).

 

Les Pays de l’Ain sont de ces régions privilégiées. Ils ont longtemps été possessions savoyardes, donc rattachées à l’Italie, jusqu’en 1601, date de leur réunion à la couronne de France. On trouvera donc un mélange de langue d’oc, de langue d’oïl et de langue de si. Le tout a formé le franco-provençal. La région étant un carrefour, un lieu de passage presque obligé entre le nord et le sud, entre l’occident et l’orient, sont venus se greffer un grand nombre de dialectes et parlers d’autres peuples.

 

 

" On nomme plutôt dialecte la langue d’une population nombreuse, importante, le plus souvent indépendante des populations voisines parlant la même langue qu’elle ; et patois le langage d’une contrée d’importance moindre, dont la dépendance, vis-à-vis d’une nation plus cultivée, a forcé l’idiome national à descendre dans les classes inférieures ou à se réfugier parmi les populations rurales. " (P. Larousse, Grand dictionnaire du XIXeme siècle )

 

Pour la région qui nous intéresse, nous avons une base commune qui était certainement à l’origine une langue commune ( on retrouve certains termes du patois bressan dans le patois piémontais, par exemple ), qui s’est morcelée en divers dialectes, dans lesquels les habitants de contrées différentes ont puisé certains mots pour en abandonner d’autres, en ont inventé de nouveaux, etc…, pour parler un patois qui leur était propre.

 

Lorsque les légions de Jules César vinrent en Gaule, les peuples gaulois parlaient un certains nombre de langues, différentes mais très proches les unes des autres.

Chaque famille de la tribu reprenait son langage, son dialecte, autour du feu familial. C’était aussi une manière de se protéger de quelques oreilles indiscrètes ! Chaque "classe" avait aussi ses expressions propres : les domestiques, les bergers, les soldats, les esclaves, les prisonniers, préfiguration de certains argots actuels. Les femmes créaient leurs mots pour la maisonnée, chaque génération apportant les siens pour ne pas être en reste… On assistait aussi à la "fabrication" de dialectes spéciaux à quelques professions, incompréhensibles si on ne fait partie de ladite profession, ou corporation.

Au fur et à mesure que la langue "commune" de la tribu, puis de la confédération de tribus, se développait, des patois faisaient leur apparition, ciments d’une famille, d’un groupe, d’un village, d’une petite région. Langue essentiellement parlée, en constante évolution, qui a tendance à disparaître avec la modernité. Mais, bien que les progrès de la civilisation et de la centralisation concourent à en réduire le nombre, à en faire disparaître de plus en plus, ou à en affaiblir les traits, les patois demeurent encore dans tous les peuples, plus ou moins vivaces.

Incertains dans leurs origines, inconstants dans leurs formes, les patois, des Pays de l’Ain ou d’ailleurs, ne fixèrent jamais un vocabulaire précis, ni même une orthographe reconnue par tous ceux qui les parlaient. Ils renferment des éléments de la plus haute antiquité, contemporains de la langue latine (parlée essentiellement par les lettrés compte tenu de sa complexité), et même antérieurs à la conquête romaine. On y trouve des termes venus du gaulois et d’autres langues appartenant aux peuples qui traversèrent e pays à ces époques reculées. Cependant, ce sont le latin et le "franco-provençal" qui ont laissé leur empreinte la plus reconnaissable.

 

Les patois bressan, bugiste et dombiste appartenaient au domaine du Franco-provençal. Quelques chercheurs ont fait la distinction entre le patois bressan, plutôt de langue d’oïl, et les patois bugiste et dombiste, plutôt de langue d’oc.

Disons simplement que chacun d’entre eux a subi l’influence de langues extérieures. La région n’était pas française au moment des "grandes manœuvres" anti-patois dont nous avons parlé plus haut. Tout le nivellement d’avant 1601 ne concerna pas la Bresse et le Bugey. Et il fut plus difficile de gommer les dialectes par la suite. De nos jours, les anciens parlent encore le patois entre eux, que ce soit dans les repas de famille, ou quand ils se rendent au marché, sinon aux Glorieuses de la Volaille. On doit toutefois préciser que beaucoup de mots ont été peu à peu francisés, subissant en cela les influences de l’école, de la caserne, des journaux, des voyages. Le véritable vieux patois a pratiquement disparu.

"Quels sont les gens qui en Bresse désignent encore une omelette par le mot "pêlo" ? Tout le monde dit "n’eumeleta", qui est le mot "omelette" patoisé." (Denis Bressan)

"Des différents travaux parus dans ce journal ("La Revue des Patois", fin du XIXeme siècle, imprimé à Lyon), et exécutés avec la méthode scientifique la plus rigoureuse, il résulte que le patois bressan est fortement apparenté aux dialectes du Rhône, de l’Isère, des Deux Savoies et même de la Loire. Il appartient à la grande famille du roman de France. C’est un amalgame de celtique, d’allemand, de latin, d’italien et de français, et qui représente l’esquisse historique des peuples qui dominèrent successivement notre pays. Chacun de ces peuples lui a donc laissé une empreinte de son langage." ( Paul Carru )

 

D’une manière générale, le patois bressan est moins évolué que le français traditionnel. Il est dérivé en grande parie du latin, tout comme l’italien, qui ont obligatoirement exercé des influences. On trouve d’ailleurs des mots ou des consonances semblables entre ces langages. L’influence du celtique est importante et presque intacte en Bresse, où les verbes à l’infinitif se terminent en " ô ", alors qu’ils se terminent en " â " dans le Bugey : amô // amâ.

Quand il s’agit d’exprimer des choses touchant aux préoccupations des campagnards, comme par exemple l’état du ciel, le patois est plus précis que le français. Nous ne donnerons qu’un seul exemple : celui de la "pluie" et des différentes manières de l’exprimer (d’après une étude de Paul Carru) :

LA PLOUZE ( la pluie )
(na) goutaya - une) pluie peu importante et à gouttes largement espacées.
(na) plouzouno - (une) pluie insignifiante.
(na) chabro - (une) petite pluie de courte durée.
(na) ramecha - (une) grosse pluie de courte durée.
(n’) avercha - (une) pluie plus grosse que la ramecha.
(n’) élavo - (une) pluie très forte et d’une durée suffisamment longue pour provoquer une crue.
(n’) elevaizeou - (une) pluie en trombe creuse le sol, provoque des inondations emportant tout.
(na) fouyatô - (une) pluie très forte, projetée par un grand vent.
(na) radô - (une) pluie en averse.

Mais le problème avec les patois de nos régions, est qu’ils n’ont pas de règles d’écriture. Il n’existe pas de littérature en patois bressan, il n’existe pas de littérature en patois bugiste, comme il en existe pour le provençal, le corse ou le breton (ce sont là de véritables langues régionales). C’est une des raisons qui fait qu’il est pratiquement impossible d’enseigner le patois de l’Ain dans les écoles. L’autre raison est qu’il diffère d’un village à l’autre.

"Au reste, on aurait tort de croire qu’il n’y a qu’un patois bressan ; il y a au contraire une infinité de patois de la Bresse, qui varient de village à village et quelquefois même de maison à maison, suivant les alliances qui s’y sont opérées, sinon quant à leur vocabulaire, du moins quant à leur prononciation.
"Ainsi, à Pont d’Ain, aux confins de la Bresse et du Bugey, on a le parler sonore en "a" (ex : "U y alla vou ?" Où allez-vous ?). A 10 kilomètres au nord, à Saint-Martin du Mont, la tonique "a" s’assourdit et se transforme en "o" doux, comme dans le français "or" (ex : "U y allo-vous ,"). Enfin, si l’on remonte à 10 ou 20 kilomètres plus au nord, c’est-à-dire dans toute la région avoisinant Bourg, cette tonique devient un "o" dur, comme dans le mot français "fantôme" (ex : "U y allô-vou ?")"
( Paul Carru )

 

 

Dialecte bugiste

 

(franco-provençal)

 

Les vendanges en Valromey

 

Le Valromey est une petite région à l’histoire originale, mais elle fait aussi partie du Bugey, l’une des provinces savoyardes devenues françaises sous Henri IV, en 1601, en même temps que la Bresse et le Pays de Gex. Les parlers francoprovençaux se sont moins bien maintenus en Bugey qu'en Bresse voisine, mais on trouve encore quelques locuteurs et un groupe de patoisants regroupés au sein de l’association «Sites et monuments du Valromey» œuvre à conserver vivante cette tradition. Le Bugey a fourni un moins grand nombre de textes littéraires que les régions environnantes (Bresse, Genève, Savoie), mais en 2001 l’association a publié, sous la houlette de Jo Tronchon, un dictionnaire de «patois du Valromey». Il comprend, en plus de la partie glossaire, une grammaire et de nombreux ethno-textes ayant trait aux activités traditionnelles de la région. Le Bugey est une région vinicole de moyenne montagne (le «vin du Bugey», qui dispose de son appellation d’origine), et nous proposons donc un texte sur les vendanges. La graphie du texte original n’est pas celle dite de Conflans (Savoie), souvent utilisée dans les régions voisines, mais elle a été mise au point par les membres du groupe.

 

 

 

Graphie d’origine

Graphie supradialectale
(ORB)

Français
(traduction littérale)


1. Le Ristô è le Glaude s’ évon mettâ d’accôr pè l’ d’zor è l’ ôvrâ. Laou duè fen’nè s’ évon mettâ d’accôr pè nourrî to l’ mondo in sè partad’zan lè denrè a fournî pè la premir’ d’zorna. Lè duè fameuille s’ îdâvon, mé Sond’jaou è prâou loin dè Bérmeu, è on nè pouo pâ comparâ l’ épantellâ dè veugne dou Glaude avoué le ptît bocon dou Ristô. È enco, le Glaude – a causa dè chô maudi phylloxéra – a dè veugne a rèplantâ è dè d’zon-nè tîr dè n’ an ou dè dô z’ an, iaou on nè védînd’ze pâ enco.


1. Le Risto et le Gllôde s'éront metâs d'acôrd por le jorn et l'ôvra. Lyors doves fènes s'éront metâs d'acôrd por nurrir tot le mondo en sè partagient les danrês a fornir por la premiére jornâ. Les doves famelyes s'édâvont, mas Songiœx est prod luen de Bérmont, et on ne pôt pas comparar l'èpantelâ de vegnes du Gllôde avouéc le petit bocon du Risto. Et oncor, le Gllôde - a côsa de cél môdit filoxèrâ - at de vegnes a replantar et de jouenes tires d'un an ou de doux ans, yô on ne vendenge pas oncor.

1. Risto [de Songieu] et Claude [de Belmont] s'étaient mis d'accord pour la date et l'organisation du travail. Leurs deux femmes s'étaient mises d'accord pour nourrir tout le monde en se répartissant les victuailles à préparer pour la première journée. Les deux familles s'aidaient [volontiers], mais Songieu est assez loin de Belmont, et on ne peut pas comparer la surface de vigne de Claude avec la petite parcelle de Risto. Et encore, Claude - à cause de ce maudit phylloxéra - a des vignes à replanter et de jeunes treilles d'un ou deux ans, qu'on ne vendange pas encore.


2.
L'lo dè Sond'jaou on léssîllè lè vat'se a trérè è a frèmâ ou prâ dè maîl'zon, lè pouar' a nourrî ou Fred. La Mélie, la v'zeuna, s' è t'sard'zîllè dè lè polaille, dè lo iapin', dè la Clotildè è dou Victor a quoui on évè ésséé dè fârè prîndre dè lacé âtramè qu' ou téton dè sa mârè; la Léontine l' a fé prîndre avan dè modâ, é r' a fallou lè sècoué, Victor (pas le téton), é r' évè trô tô par lui. É son modo d' haoura, é n' évè pâ d'zor! On cô dè patta d' égue fraîl'da sou l' nâ, na gottâ dè soppa… è in rota!


2.
Celors de Songiœx ont lèssiê les vaches a trère et a fremar u prât de mêson, le puerc a nurrir u Frede. La Mèlie, la vesena, s'est chargiê de les polalyes, de los lapins, de la Clôtilde et du Victor, a qui on avêt èsseyê de fâre prendre de lacél ôtrament qu'u téton de sa mâre; la Léontine lui at fét prendre avant de modar, il at fallu le secouar, Victor (pas le téton!), il ére trop tout por lui. Ils sont modâs d'hora, il n'ére pas jorn! Un côp de pata d'égoue frêda sur le nâs, na gotâ de sopa… et en rota!

2. Ceux de Songieu [Risto et Léontine] ont laissé les vaches à traire et à parquer au pré de maison, et le cochon à nourrir à Alfred. Amélie, la voisine, s'est chargée des poules, des lapins, de Clotilde et Victor [les plus petits des enfants], qu'on avait essayé d'habituer à boire du lait autrement qu'au sein de sa mère; Léontine lui a fait prendre [le sein] avant de partir, il a fallu le secouer - Victor, pas le sein! - c'était trop tôt pour lui. Ils sont partis de très bonne heure, le jour n'était pas levé! Un coup de patte mouillée sur le nez, une assiette de soupe… et en route!

3. Ristô évè ch`to dèvan, lo dô pîè poso sou lo bracelet dou t'sér, incorad'zan sô bouo p' ésséé dè gagnîl'lè quâquè mineutè sou le viad'zo… La Léontine évè chèta darrille, lè t'sambè ballantè, la rin câla contra la sat'se dè fin' du Fromin è dou Bournet, mé lè ma ok'pâ a tricottâ na t'sôffe. La Joséphine è la Thelmine évon chètè d'gué la d'jarla dè dèvan. Poué, v'névè na d'jarla pleîn-na dè seillè, n' âtra avoué lo panîllè dè victuaille rècrevé d'on tort'sôn biè blan, è la darir avoué la bôsse a blan. To t' évè gonvâ, propro, présto a sarvî in ar'van " sô Colère".

3, Risto ére sietâ devant, los doux pieds posâs sur los bracelèts du char, encoragient sos buefs por èsseyér de gâgnér quârques menutes sur le viâjo… La Léontine ére sietâ dèrriér, les chambes balantes, la ren calâ contra la sache de fen du Froment et du Bornet, mas les mans ocupâs a tricotar na chôce. La Joséfine et la Telmine éront sietes dedens la gerla de devant. Pués venéve na gerla plêna de sèlyes, n'ôtra avouéc lo paniér de victualyes recuvri d'un torchon bien blanc, et la dèrriére avouéc la bosse a blanc. Tot ére gonvâ, prôpro, prèsto a sèrvir en arrevant " sot Colère ".
3. Risto était assis devant, les deux pieds sur les bracelets du char, encourageant ses bœufs pour essayer de gagner quelques minutes sur le trajet… Léontine était assise derrière, les jambes ballantes, le dos calé contre le sac de foin [des bœufs], Froment et Bournet, mais les mains occupées à tricoter une chaussette. [Leurs plus grandes filles], Joséphine et Thelmine, étaient assises dans la gerle de devant. Puis venait une gerle pleine de seilles, une autre avec le panier de victuailles recouvert d'un torchon bien blanc, et la dernière avec le tonneau à raisin blanc. Tout était gonvé [= trempé dans l'eau tiède pour protéger le bois], propre, prêt à servir en arrivant " sous Colère " [= lieu-dit].

4. Laou' z' ami y évon d'za. É r' évon k'mincîllè pè lo blan, mé é n' évon pâ grô d'âvance, la premir d'jarla n' évè pâ enco pleîn-na… Jousto l' tîn dè sè mâmâ ou dè sè sarrâ la man, to l' mondo s' è rètrovâ na seilla a na man na gouéta a l' âtra.

4. Lyors amis y éront dejâ. Ils èvont comenciê per los blancs, mas ils n'èvont pas grôs d'avance, la premiére gerla n'ére pas oncor plêna… Justo le temps de sè mamar ou de sè sarrar la man, tot le mondo s'est retrovâ na sèlye a na man, na goèta a l'ôtra.

4. Leurs amis étaient déjà dans la vigne. Ils avaient commencé par les [raisins] blancs, mais ils n'avaient pas beaucoup d'avance, la première gerle n'était pas encore pleine… Juste le temps de s'embrasser ou de se serrer la main, et chacun s'est retrouvé [avec] une seille dans une main, une serpe dans l'autre.

5. Ristô a vîto posâ contra la cîza ç' què génâvè sou l' t'sér è ou r' è t' allâ avoué so bouo prîndrè d'abôr sô blan èto a l' âtrô beu. Alôr, tota l' équîpa s' è t' attellâ a la veugne in sè mettan dô pè tîr, ion dè t'sâch'è flan. È lè seîllè è lo pouail'zè passâvon pè dessou pè sè vouéda d'gué lè d'jarlè. Lo bouo è la Poulette avancévon è s'arrêtâvon quan t'on laou d'zévè : quin'tè brâvè bétè! 5. Risto at vito posâ contra la cisa cen que gênâve sur le char et il est alâ avouéc sos buefs prendre d'abôrd sos blancs étot a l'ôtro bout. Alor, tota l'èquipa s'est atelâ a la vegne, en sè metent doux per tire, yon de châque fllanc. Et les selyes et los pouesârds passâvont per-dessus por sè vouedar dedens les gerles. Los buefs et la Poulète avanciêvont et s'arrètâvont quand on lyor deséve : quintes brâves bétyes! 5. Risto a vite posé contre la haie ce qui encombrait le char et il est parti avec ses bœufs cueillir d'abord ses [raisins] blancs à l'autre bout de la parcelle. Alors toute l'équipe s'est attelée à la vigne, deux par rangée, un de chaque côté. Et les seilles et les seaux passaient par-dessus [les treilles] pour se vider dans les gerles. Les bœufs et [la jument], Poulette, avançaient et s'arrêtaient quand on le leur disait : quelles braves bêtes!

6.
In couillan lo rail'zin', on parlâvè dè to è dè rien, na baillan-na fèzévè ricaffa to l' mondo, mé, k'mè y évè dè z' éfan, on n' arreu pâ deu n' importa què. Quan na brâva granôta biè dora breuillévè sô lo jaou, on nè sè cat'sévè pâ pè la m'd'zîl'lè, souto lo p'tiôt… Si on guétâvè pè darrîllè, ç' què le Ristô è le Glaude fèzévon furtîvamè, on nè trôvâvè pâ na grappa ôblî, pâ na gran-na pè térra, tan pî pè lo z' îjô! Mé é r' è dince qu' on vail' lè bounnè maîl'zon è qu' on lè fâ!

6.
En cuelyent los resims, on parlâve de tot et de rien, na bayana fesêve ricafar tot le mondo, mas, coment y ére des enfants, on n'arêt pas dét n'importa què. Quand na brâva granôta bien dorâ brelyêve sot los uelys, on ne sè cachiêve pas por la megiér, surtot los petiôts. Se on gouétâve per darriér, cen que le Risto et le Gllôde fesévont furtivament, on ne trovâve pas na grapa oubli, pas na grana per tèrra, tant pir por los uséls! Mas il est d'ense qu'on vêt les bônes mêsons et qu'on les fât!
6. En cueillant les raisins, on parlait de tout et de rien, une plaisanterie faisait rire tout le monde, mais, comme il y avait des enfants, on n'aurait pas raconté n'importe quoi. Quand un beau grain [de raisin] bien doré brillait sous les yeux, on ne se cachait pas pour la manger, surtout les enfants. Si on regardait à l'arrière, ce que Risto et Claude faisaient furtivement, on ne trouvait pas une seule grappe oubliée, pas seul un grain à terre, tant pis pour les oiseaux! Mais c'est ainsi qu'on reconnait - et qu'on fait - les bonnes maisons!
7. Quan la premir' t'sarrâ a intâ pleîn-na, le Ristô è le Glaude son t' allâ posâ, in preignan lè duè d'jarlè dè blan dè Ristô. La Poulette lo z' âmènâvè pédan què lo bouo réstâvon a la veugne avoué lo z' âtrô què f'névon dè couillî lo blan. A la maîl'zon, lo dô z' hom'mo on vîto écrasâ la védind'ze a Ristô - é nè fô pâ léssîl'lè âtîndre lo rail'zin', lè vin' blan sareu to jauno - è é l' on mettâ sou le trouail', què colâvè d'guè na d'jarla biè prôprâ. 7. Quand la premiére charrâ at étâ plêna, le Risto et le Gllôde sont alâs posar, en pregnent les doves gerles des blancs de Risto. La Poulète los emmenâve pendant que los buefs réstâvont a la vegne avouéc los ôtros que fenévont de cuelyir los blancs.
A la mêson, los doux homos ont vito écrasâ la vendenge a Risto - il ne fôt pas lèssiér atendre lo resim, le vin blanc serêt tot jôno - et ils l'ont metâ sur le truely, que colâve dedens na gerla bien prôpra.
7. Lorsque le premier chargement a été complet, Risto et Claude sont partis le déposer [à la cave], en emportant les deux gerles des [raisins] blancs de Risto. Poulette les emmenait pendant que les bœufs restaient dans la vigne avec les autres vendangeurs qui terminaient la cueillette des blancs. À la maison, les deux hommes ont vite écrasé la vendange de Risto - il ne faut pas laisser attendre les raisins, le vin blanc serait tout jaune - et ils l'ont mise sur le pressoir, d'où le moût s'écoulait dans une gerle bien propre.

8.
É r' on mémo sarrâ na mîta avoué la p'tîta bârra, poué Ristô è restâ p' écrasâ lo blan dou Glaude pédan qu' ou rètornâvè qu'rî lo bouo avoué n' âtra t'sarrâ. Rèv'nou dè la veugne, le Glaude s' è t' âtellâ a f'nî son vin' blan : écrasâ d'gué lè d'jarlè avoué lo pîè-nou, fârè égottâ plan sou le trouail, montâ la trôïllîlla, mettrè lo platiô, sarrâ progressivamè pè nè pâ fârè t'chîl'lè lo flan…

8.
Ils ont mémo sarrâ na miéta avouéc la petita bârra, pués Risto est réstâ por ècrasar lo blanc du Gllôde pendent qu'il retornâve querir lo buéf avouéc n'ôtra charrâ. Revenu de la vegne, le Gllôde s'est atelâ a fenir son vin blanc : ècrasar dedens les gerles avouéc los pieds nus, fâre ègotar plan sur le truely, montar la trolyê, metre los platéls, sarrar progrèssivament por ne pas fâre chiér los fllancs…
8. Ils ont même serré un peu plus avec la petite barre, puis Risto est resté pour écraser les raisins blancs de Claude pendant que celui-ci retournait à la vigne chercher les bœufs avec un autre chargement. Revenu de la vigne, Claude s'est occupé de son vin blanc : [il fallait] écraser les raisins, pieds nus dans ses gerles, laisser égoutter lentement au-dessus du pressoir, monter la pressurée, mettre les plateaux, serrer progressivement pour ne pas détériorer les côtés…


Texte original (francoprovençal et français) extrait de l’ouvrage collectif paru sous la direction de

TRONCHON, Jo, Le patois du Valromey,

Virieu-le-Grand, Sites et monuments du Valromey, 2001, p. 54-55.

 

 

 

Le franco(-)provençal entre morcellement et quête d’unité :
histoire et état des lieux

 

 

 

    Le franco(-)provençal (que nous abrégerons ici FP), résulte de l’évolution du latin depuis le centre économique et politique qu’était Lyon (Lugdunum en latin), capitale des Gaules. La région a d’abord été latinisée à partir d’une langue proche du latin classique, comme dans la Gaule narbonnaise voisine, au sud (ce qui explique les points communs entre FP et occitan), puis à partir d’un latin plus populaire, diffusé lorsque Lyon fut le point de départ de la conquête de la Gaule du nord et de l’ouest, dite «Gaule chevelue».

L’aire linguistique du FP (que le linguiste suédois Bengt Hasselrot a appelée Francoprovençalie) correspond à une région qui, avec ses cols alpins, a été depuis longtemps un carrefour de grandes voies de communication (aujourd’hui encore, la densité ferroviaire et autoroutière y est impressionnante).

 

Elle s’étend sur tout ou partie des régions historiques suivantes : Beaujolais, Bresse, Bugey, Dauphiné, Charolais, Dombes, Forez, Genève, Franche-Comté, Fribourg, Lyonnais, Mâconnais, Neuchâtel, Piémont, Savoie, Valais, Val-d’Aoste, Vaud. 

 

 

Quant aux régions administratives françaises actuelles, il s’agit des deux tiers nord de la région Rhône-Alpes (Ain, Savoie, Haute-Savoie, Isère, Rhône, Loire), des franges sud et est de la Saône-et-Loire, des deux tiers sud du département du Jura et de la pointe méridionale du Doubs.

L’une des principales particularités du FP tient à l’évolution du a latin, tantôt resté a, comme en occitan, tantôt devenu é (i, e) comme en français, après certains consonnes palatales (ch, j, y, gn). En français, on a des infinitifs en «-er» pour «chanter» et «changer», mais en FP, on trouve chantard’une part, changiérde l’autre. On a également des féminins en –a ou en –e selon le cas: vèrda («verte»), mais blanche («blanche»).

Toute langue romane étant apparentée aux langues romanes voisines, on peut donc, selon le point de vue, rapprocher le FP des langues latines du sud de l’Europe : le –a final du latin rosa s’y est maintenu (rousa), alors qu’en français, il s’est transformé en un –e à peine prononcé («rose»). Par ailleurs, le FP a conservé le –o latin à la première personne du présent (chanto : «je chante»). Mais on peut aussi comparer le FP aux parlers du nord de la France, où le tde vita a également disparu (via en FP, «vie» en français).

 

Le FP a parfois été considéré comme un «proto-français» qui, après quelques siècles d’évolution parallèle avec les parlers du nord de la France, aurait refusé, à partir du VIIe ou IXe siècle, certaines évolutions adoptées dans le domaine d’oïl, dans la partie nord de la France. D’autres recherches en font une langue romane aussi ancienne que l’oïlique ou l’occitan. Quoi qu’il en soit, le FP, dont les frontières ont été précisées tout au long du XXe siècle, est maintenant unanimement considéré comme un groupe linguistique distinct.

 

 

C’est en 1873 que le linguiste italien Graziadio-IsaïaAscoli(1829 –1907) a identifié cette langue néo-latine et rédigé l’acte de naissance du franco-provençal, en se fondant sur cette double parenté. A l’époque le terme «provençal» s’appliquait à ce qu’on appelle aujourd’hui «occitan» (ce terme s’étant imposé par la suite). Pour Ascoli, ces parlers qu’il avait étudiés constituaient bien un groupe spécifique, et non un ensemble de parlers de transition entre les groupes d'oc et d'oïl (bien qu’à plusieurs égards, ils apparaissent plus proches de ce dernier). Mais le terme «franco-provençal», technique et peu inspirant, répondant à une logique surtout scientifique, n’a fait depuis que contribuer à la faible visibilité, académique ou sociale, du FP.

 

 

 

 

Le FP, bien que son existence soit maintenant reconnue, a une appellation hybride qui nuit à son statut de «vraie langue». On a parfois proposé, dans les années 1960, de la remplacer par «burgondien», en référence à la présence des Burgondes dans la région, au Ve siècle. Mais l’épisode burgonde ne semble pas y avoir laissé de traces linguistiques germaniques originales (sinon dans la toponymie), contrairement à la présence des Francs dans le domaine d’oïl (ceci n’empêche pas que le FP a également adopté des termes germaniques). Par ailleurs, le terme «burgondien» entretient une confusion avec la région actuelle de Bourgogne, dont le nom est certes lié aux anciens Burgondes, mais qui n’est franco(-)provençale qu’à sa marge.

 

Le terme «romand», par opposition à «latin», a parfois permis de désigner, en Suisse, la langue vernaculaire qu’est le FP, comme l’atteste un document fribourgeois de 1424, autorisant des notaires à rédiger des lettres en allemand et en «rommant» (romand). Mais ce terme, repérable également dans des documents vaudois et genevois, n’a semble-t-il jamais été attesté, dans ce sens-là, ailleurs qu’en Suisse.

 

Le terme de «franco-provençal» (avec trait d’union), forgé par Ascoli, avait contribué à faire connaître cette langue dans le monde universitaire. C’est lors d’un colloque de dialectologie en 1969, à Neuchâtel (Suisse), qu’a été proposé de renoncer au trait d’union, pour éviter la confusion voulant que ces parlers forment non pas un groupe distinct, mais un «mélange». Les milieux universitaires utilisent depuis presque exclusivement le terme «francoprovençal» sans trait d'union.

 

Outre le terme «rhodanien», qui n’a guère rencontré d’écho, une autre tentative pour résoudre le problème du manque de contours du FP, dans son nom même, consiste à remplacer «franco(-)provençal» par «arpitan». On désigne ainsi cette langue latine transnationale parlée dans les régions alpines, et, par extension, dans toute l’aire linguistique FP. Le terme «arpitan» devant, par ses sonorités, conférer au FP le même degré de «dignité» qu’à l’occitan, est forgé sur la racine arp (à rapprocher de alp), bien ancrée dans les toponymes de l’est de la zone FP, et signifiant «prairie de montagne». Le terme connaît actuellement une certaine fortune et commence à être reconnu comme équivalent à «francoprovençal», même si les universitaires continuent de préférer, pour l’instant, ce dernier terme. Arpitan semble s’imposer plus facilement dans l’est de l’aire FP que dans l’ouest, plus éloigné des réalités alpines (même si le Forez et le Lyonnais ont des zones montagneuses). Depuis 2004, l’Aliance culturéla arpitana cherche à promouvoir ce néologisme (ainsi que le toponyme correspondant «Arpitanie»), dans l’espoir que ses sonorités franches mettent fin au malaise diffus que provoque l’emploi du terme «franco(-)provençal», et qu’elles contribuent à accélérer la reconnaissance de cette langue.

 

 

L’enjeu de dénomination est moins anecdotique qu’il n’y paraît, car le FP, présent au sein d’entités politiques très diverses, est une langue particulièrement fragmentée qui n’a, pendant des siècles, pas connu la moindre tentative d’unification linguistique. Or, la conscience linguistique des locuteurs, axée sur le local, laisse d’autant moins de place à la prise en compte de la zone FP dans son ensemble, et à l’identification avec un nom générique englobant tous les dialectes régionaux, que ce nom est peu parlant.

 

Cette langue, comme l’a rappelé le linguiste Gaston Tuaillon, «n’existe nulle part à l’état pur», mais existe comme la somme de tous ses parlers, lesquels comportent souvent de fortes particularités. C’est en cela qu’elle est une «langue dialectale», non pas au sens de variante d’une langue standard de référence, mais au sens d’une langue qui existe UNIQUEMENT sous la forme de son «infinie variation géolinguistique». Ceci explique aussi que plutôt que le terme générique, on utilise volontiers les termes s’appliquant aux variantes régionales, aux dialectes du FP : savoyard, dauphinois, lyonnais, bressan, forézien (en France), valaisan, fribourgeois, vaudois (en Suisse), valdôtain (en Italie). Il est à noter que ces termes désignent des ensembles dialectaux moins uniformes que ceux qu’on trouve dans la zone d’oïl et d’oc, et qu’il arrive qu’à l’intérieur d’un dialecte, l’intercompréhension soit difficile.

 

Pour prendre la mesure de la diversité du francoprovençal, on peut consulter quelques textes illustrant ses différentes variantes. En France, citons la variante bressane, la variante bugiste, la variante dauphinoise, la variante forézienne et la variante lyonnaise; en Italie, la variante valdôtaine; en Suisse, la variante genevoise (aujourd'hui disparue, mais en usage dans l'hymne cantonal), la variante neuchâteloise (également disparue), la variante vaudoise, la variante gruérienne (canton de Fribourg) et la variante valaisanne, ces deux dernières étant les plus vivaces en Suisse.

 

L’apparition tardive d’un nom générique et l’extrême morcellement linguistique expliquent que, dans les trois pays concernés, les locuteurs continuent de baptiser cette langue simplement du nom de «patois» (ou patouè, selon le lieu). Depuis quelques années, il arrive toutefois que le terme franco(-)provençal soit utilisé, dans certains contextes, par des locuteurs qui, sans être des spécialistes, ont développé une conscience linguistique suprarégionale.

 

Différents éléments permettent de renforcer la conscience qu’il s’agit d’une langue distincte :

 

1) le travail des associations de patoisants, en particulier la rédaction de glossaires, qui s’effectue souvent en lien avec des linguistes (représentant par exemple l’Institut Pierre Gardette, à Lyon, ou les Universités de Grenoble et de Neuchâtel) ;

2) les opérations de sensibilisation des jeunes générations, en particulier par quelques expériences d’initiation scolaire (Savoie), mais aussi par la traduction de bandes dessinées, généralement bien relayée par les médias et offrant l’occasion d’expliquer l’origine des patois ;

3) le Festival francoprovençal (appelé aussi «Fête des patois»), qui a lieu chaque année dans l’un des trois pays de la zone FP, et qui apparaît, pour des milliers de locuteurs d’origines variées, comme le seul lieu vrai lieu de rencontre international (hormis, potentiellement, Internet).

 

Toutefois, le mot «patois» n’est pas sans poser quelques problèmes. D’une part, utilisé couramment pour désigner différents parlers d’oïl, voire d’oc, il ne concerne pas particulièrement le francoprovençal. D’autre part, compte tenu de l’histoire linguistique de la France, pays qui a souvent peiné à penser sa diversité linguistique, le terme reste largement péjoratif. Il garde la trace du stigmate social et d’un dénigrement séculaire né de l’accélération, dans le sillage de la Révolution française, d’une unification linguistique déjà entamée auparavant. Dans la zone FP comme ailleurs, le fait que l’«école de la république», en France, ou d’autres institutions scolaires, en Suisse et en Italie, aient fait la «chasse aux patois», est source de nombreuses anecdotes de la part des patoisants les plus âgés, qui ont vécu cette période où les unilingues non francophones (ou italophones), dans certains villages, représentaient une grande partie, voire la majorité d’une classe d’âge le jour de sa première rentrée.

 

Dans le cas de ceux qui ne connaissaient que leur parler vernaculaire en arrivant à l’école, les récits de parcours linguistiques portent encore, au-delà du caractère rôdé d’une anecdote, la trace d’une certaine humiliation initiale. La plupart ne remettent pas en cause le bien fondé d’une politique linguistique scolaire qui, insistent-ils, a permis leur ascension sociale. Mais par une sorte de phénomène d’«oppression intériorisée», qui les empêche d’envisager l’idée que le bilinguisme n’est pas en soi un frein social, ils sont nombreux à laisser entendre que leur langue maternelle est «inférieure», qu’elle n’a «pas de grammaire», qu’elle est du «français déformé», bref qu’elle ne peut avoir la subtilité intrinsèque d’une «vraie langue». Même s’ils font valoir que certains mots sont particulièrement savoureux, qu’ils n’ont pas d’équivalent en français, la confusion entre langue non standardisée et langue pauvre est bien ancrée.

 

Pourtant, par un processus habituel de réappropriation d’un terme négatif à des fins identitaires, ceci n’empêche pas que le mot «patois», chez certains patoisants, n’est pas perçu comme péjoratif. Il est littéralement le seul permettant aux locuteurs natifs qui ne lui ont pas tourné le dos de dénommer la langue «autre» qui est la leur, pour en faire un objet de fierté. Cet attachement au mot «patois», qu’on peut aussi repérer dans les domaines d’oïl et d’oc, est particulièrement prégnant dans le domaine FP, où les locuteurs ne peuvent faire valoir que leur langue se rattache à une culture prestigieuse (comme celle des troubadours), dans la mesure où la littérature FP, bien que riche, n’a jamais eu la reconnaissance à laquelle elle aurait pu aspirer.

 

Toutefois, l’idée de transmettre un parler par un apprentissage plus systématisé, par exemple par l’initiation scolaire ou parascolaire, c’est-à-dire autrement que par une stratégie de type familial ou folklorique, est peu présente chez les patoisants âgés. Par un phénomène habituel dans des contextes linguistiques très fragilisés, où la langue minoritaire apparaît, aux yeux de beaucoup, «condamnée» à plus ou moins brève échéance, cette aspiration à la diffusion du FP par une forme d’enseignement est davantage véhiculée par des personnes plus jeunes, dont la langue première n’a jamais été le patois (bien que beaucoup l’aient entendu pratiquer, plus ou moins régulièrement).

 

4. Le défi de l’orthographe supradialectale, condition de la visibilité du FP

 

Plusieurs actes administratifs ont été rédigés en FP au Moyen Âge, mais cette langue, marquée par un grand nombre de variétés phonétiques ou lexicales, n’a jamais connu de velléités de standardisation, d’instauration d’une écriture supradialectale qui aurait pu accélérer l’émergence d’une langue littéraire, comme ce fut le cas pour le breton, le basque ou le romanche. Dans les années 1990 toutefois, le linguiste franco-suisse Dominique Stich a entrepris d’y remédier et de concilier unité de la langue et pluralité dialectale. Il a d’abord choisi de s’inspirer de l’orthographe occitane, mais a dû y renoncer en raison des grandes différences dans les systèmes vocaliques. Il a finalement créé une orthographe qui s’intercale entre les conventions graphiques française et occitane. En 1998, il a proposé une orthographe appelée ORA («orthographe de référence A»), qui lui a valu nombre de commentaires «techniques», y compris de la part d’Occitans ou de Bretonnants. Et en 2003, après avoir encore perfectionné le système, il a publié le tout premier dictionnaire francoprovençal / français – français / francoprovençal, en y présentant la dernière mouture de son orthographe supradialectale, appelée ORB («orthographe de référence B»).

 

 

 

La littérature francoprovençale, bien que n’ayant pas connu la diffusion des littératures française et occitane, n’en est pas moins d’une grande richesse et mérite qu’on s’y arrête. On note qu’elle provient assez rarement du plus grand centre de la région. En effet, Lyon a vite adopté la langue du roi de France comme langue écrite (même si la population continuait à parler lyonnais, variante du FP) et n’a pu être un lieu susceptible d’imposer une certaine normalisation à la langue, pas plus que Genève, l’autre grande ville de la zone FP, qui s’est, elle aussi, tournée rapidement vers le français, à la suite de la Réforme.

 

Si on trouve, dès le XIIIe siècle, des textes en FP, notariaux ou religieux, en particulier dans la région de Grenoble, la littérature n’émerge qu’assez tardivement. La littérature médiévale est peu représentée et le XVIe siècle marque le véritable début de la littérature FP, avec des œuvres dues au Savoyard Nicolas Martin ou au Grenoblois Laurent de Briançon, qualifiées de «souriantes» par le linguiste Jean-Baptiste Martin.

 

Le XVIIe siècle constitue en quelque sorte l’âge classique de la littérature FP, en raison en particulier de la prégnance du théâtre. Il est marqué par les guerres entre catholiques et calvinistes, entre la Savoie et Genève, dont porte trace la «Chanson de l’escalade» (Cé qu’é laino, devenu hymne national du canton de Genève). Les principaux auteurs sont le Grenoblois Jean Millet (pastorales et comédies), le Lyonnais Henri Perrin (comédies), le Stéphanois Jean Chapelon (noëls, chansons), ou encore les Bressans Bernardin Uchard (auteur d’un long poème, La Piemontêsa) et Brossard de Montaney (auteur de noëls et d’une comédie).

 

La littérature du XVIIIe siècle, qui compte plusieurs textes d’inspiration politique, est moins abondante qu’au siècle précédant, hormis à Saint-Étienne, où plusieurs auteurs choisissent de composer leur œuvre en parler stéphanois. En Suisse, Jean-Pierre Python propose une traduction en fribourgeois des Bucoliques de Virgile, ce qui lui permet de conférer à son dialecte un certain prestige, tandis que Louis Bornet compose un poème de belle facture, Les chevriérs, qui sera réédité trois fois.

 

Au XIXe siècle, la région stéphanoise reste productive, et sa littérature témoigne des difficultés sociales liées à l’industrialisation. Alors que d’autres régions se font plus discrètes, la Savoie voit sa littérature prendre son essor, en particulier grâce à l’œuvre poétique d’Amélie Gex, l’une des rares écrivaines de la zone FP. Cette région n’a pas été le creuset que son histoire et sa géographie auraient pu faire d’elle, mais avec ses nombreuses publications, dont des périodiques, elle joue un rôle culturel important dans l’aire francoprovençale. Au Val-d’Aoste, l’abbé Jean-Baptiste Cerlogne, poète ayant proposé une orthographe et rédige un dictionnaire qui inspirera de nombreux écrivains de sa région, peut être considéré comme le fondateur de la littérature valdôtaine.

 

La production régresse au XXe siècle, mais ne se tarit pas. On peut citer le «barde bressan», Prosper Convert, qui, en 1923, propose un spectacle en trois tableaux, Les Ebaudes, ainsi que Pierre Grasset, romancier contemporain qui met en scène la saga d’une famille savoyarde à partir de la Révolution française, dans une édition bilingue français-savoyard (en graphie de Conflans), ou encore la Valdotaine Eugénie Martinet et le Gruérien Joseph Yerly. La question de l’évolution de la littérature FP est posée. Le Val-d’Aoste (mais aussi, depuis peu, la région de Foggia, dans un îlot FP des Pouilles) organisent des concours de poésie. Le Centre d’études francoprovençales «René Willien» (auteur de théâtre), à Saint-Nicolas, village natal du Valdôtain Cerlogne, est très actif, tandis que l’Institut Pierre-Gardette, à Lyon, dispose d’une masse d’archives dont il n’est pas exclu qu’elle suscite des vocations contemporaines. Il reste à savoir dans quelle mesure les écrivains choisiront d’adopter la nouvelle orthographe de référence pour espérer être lus au-delà des frontières de leur région «naturelle». Tout indique que la littérature FP, comme la langue elle-même, se trouve à un moment charnière de son histoire.

 

Il faut ajouter à cette production écrite à vocation littéraire la littérature de tradition orale, transmise au fil des générations. De nombreux contes, récits, légendes à contenu chrétien ou païen, dictons et chansons, à la forme plus ou moins fixe, qui n’étaient a priori pas destinés à être écrits, nous sont parvenus après avoir été retranscrits ou enregistrés, et permettent à des «néo-conteurs» de continuer à faire vivre cette tradition.

 

6. Quelques traits grammaticaux et lexicaux du FP moderne

 

Dans la mesure où de nombreux mots FP existent sous des formes apparentées en français ou dans d’autres langues romanes, il est difficile de préciser les termes ou expressions qui seraient «typiquement FP», qu’on ne retrouverait pas ou plus dans d’autres domaines romans. On peut toutefois proposer la liste suivante : betar («mettre»), polalye («poule»), vôga («fête patronale»), a la sota («à l’abri de la pluie»), sèrva («étang, mare»), ècorre («battre le blé»), cayon («porc»), ôla («marmite»), cegnôla («manivelle»), cologne («quenouille»), crosuél («petite lampe»), poblo («peuplier»), prod («assez»), trâbla («table»), lencièl («drap»), élude («éclair»), modar («partir»), sè quèsiér («se taire»).

 

De nombreux mots ont un sens qui s’ajoute à celui du terme équivalent connu en français : par exemple, cognér ne signifie pas que «cogner», mais aussi «pousser dans un coin, tasser». Certains mots issus du latin n’ont pas le même genre qu’en français : sâl («sel») est toujours féminin, et ôlyo («huile») toujours masculin. Par ailleurs, on trouve, plus qu’en français, des constructions du type «à tâtons», pour décrire une position : a bochon («renversé face contre terre», devenu en français régional «à bouchon»), a revèrchon (à rebrousse-poil), etc.

 

Concernant les modes et temps, le passé simple a pratiquement disparu, mais on trouve encore à la fois le présent et l’imparfait du subjonctif. Les deux systèmes coexistent toutefois rarement : certains parlers ont conservé le présent, d’autres l’imparfait, d’autres encore ont recomposé un système mixte. Par ailleurs, on a parfois concurrence entre deux types de conjugaison, en particulier à l’imparfait et à la 2e personne du pluriel du présent : devîvo ou devê («devais»), desévo ou desê («disais»), bêde ou bevéd («buvez»). Parfois c’est l’infinitif lui-même qui existe sous deux formes, y compris dans un même dialecte : sortir ou sôrtre («sortir»), secoyer ou secorre («secouer»), bolyir ou boudre («bouillir»).

 

Une autre originalité du FP est la fréquence de l’adjectif verbal : on trouve souvent, à côté du participe passé, une forme tronquée fonctionnant comme un adjectif, accentué différemment (avant-dernière syllabe). Le phénomène existe en français («tout trempé / tout trempe»), mais ce type de doublons est beaucoup plus rare qu’en FP, où l’on observe par exemple : mariâ (p.p.) / mario, -a (adj.): «marié»; usâ (p.p.) / uso, -a (adj.): «usé»; enflâ (p.p.) / enflo, -a (adj.): «enflé»; fllapi (p.p.) / fllapo-, -a (adj.): «fané, flapi».

 

La syntaxe diffère, quant à elle, assez peu de celle du français. Notons toutefois que la négation (ne) personne se traduit par nion, dans un agencement (j’é nion vyu) qui rejaillit parfois sur le français régional («j’ai personne vu» pour «je n’ai vu personne»).

 

En ce qui a trait à la marque du genre en FP, les masculins ont la même voyelle finale au pluriel qu’au singulier, mais le féminin singulier en –a devient –e au pluriel (ce qui correspond aussi à une autre prononciation). D’autre part, contrairement au français, l’article défini au pluriel a une forme différente au masculin (los) et au féminin (les). On a donc lo pouvr’(o) homo / los pouvros homos («le/les pauvre/s homme/s»), mais la pouvra fèna / les pouvres fènes («la/les pauvre/s femme/s»).

 

Signalons encore que l’opposition entre «par» et «pour» n’existe généralement pas, mais que pour les démonstratifs, on distingue entre celi (correspondant au français «celui»), pour désigner quelque chose de proche, et ceti(correspondant à l’ancien français «cestui»), pour quelque chose de plus éloigné. Par ailleurs, l’un des phénomènes qu’on ne retrouve que dans cette langue romane est le possessif pluriel en –on (noutron et voutron, pour «notre», «votre»), construit sur le mode de mon, ton.

 

 

Sans recensements linguistiques, il est impossible d’évaluer le nombre exact des locuteurs de FP. Jean-Baptiste Martin, en incluant les «locuteurs passifs», estime leur nombre à 200 000 (sur une population de plus de six millions), dont la grande majorité en France. Les régions où le FP est encore parlé par un nombre relativement élevé de personnes sont, en France, la Bresse, le Forez, le Lyonnais, et, surtout, la Savoie, qui fait parfois office de «patrie naturelle du francoprovençal», en tant qu’héritière de l’ancien duché qui s’étendait sur des terres à la fois cisalpines et transalpines de la zone FP. En Suisse, il s’agit de la Gruyère (canton de Fribourg) et du Valais (Val d’Hérens, où la transmission intergénérationnelle est encore partiellement assurée).

 

Quant au Val-d’Aoste (Italie), il est la seule région où l’emploi du francoprovençal, sans être généralisé, est encore commun à toutes les générations dans certaines communes, surtout rurales. Comparativement à d’autres régions, il apparaît comme un «eldorado» FP, mais la langue vernaculaire n’en est pas moins soumise, ici aussi, à la forte concurrence d’une «grande» langue standard (en l’occurrence l’italien). Nul ne peut parier sur sa survie à long terme comme pratique quotidienne, et affirmer qu’elle ne connaîtra pas le sort qui a été celui des parlers FP dans d’autres régions, d’où ils avaient disparu dès le début du XXe siècle, voire le XIXe (canton de Neuchâtel, canton de Genève, sud de la Franche-Comté).

 

Dans de nombreuses régions, les locuteurs les plus jeunes sont nés pendant ou peu après la Seconde Guerre mondiale. Il reste à savoir si, parmi les jeunes générations, un assez grand nombre de personnes souhaiteront, là où la pratique orale est déjà fragmentaire, s’intéresser à ce patrimoine linguistique au moins sous sa forme écrite. Les années 2006 et 2007 ont été particulières, dans la mesure où le francoprovençal a connu une attention médiatique inhabituelle, grâce à la traduction, coup sur coup, de plusieurs bandes dessinées en FP. Le bressan a ouvert le bal, avec Lé pèguelyon de la Castafiore (Les bijoux de la Castafiore, texte original d’Hergé), puis avec Maryô donbin pèdu (La corde au cou, album de Lucky Luke scénarisé par Achdé et Gerra). Puis ce fut le tour du gruérien, avec L’afére Tournesol (L’affaire Tournesol, d’Hergé), mais aussi de l’«arpitan standard», avec ce même album en ORB (L’afére Pecârd), ce double événement ayant permis d’illustrer la complémentarité des graphies phonétique et supradialectale.

 

Les images ci-dessous sont extraites de l'album en ORB, cette écriture standardisée qui permet aussi de respecter certaines variantes régionales. Dans L'afére Pecârd (trad. de L'affaire Tournesol), Tintin s'exprime en savoyard, le capitaine Haddock en lyonnais et Topolino en vaudois.

 

 

 

 

Si la popularité d’un héros comme Tintin a pu réveiller l’intérêt pour les parlers autochtones dans la zone francoprovençale, il est trop tôt pour dire si cette conjonction entre un intérêt médiatique indéniable et la diffusion d’une orthographe standardisée aura les effets à moyen terme qu’espèrent les promoteurs du FP. Mais il est certain qu’à l’heure où, dans plusieurs régions de la «Francoprovençalie», le nombre des locuteurs natifs connaît une chute vertigineuse, la langue ne pourra appartenir qu’à ceux qui feront l’effort de s’en emparer.

 

 

 

 

   

 

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